Science & Vie HS No. 304

Elle se construit avec tous les sens, mais elle est particulièrement stimulée par les odeurs. Quand l’être cher disparaît, elle emporte d’abord le son de sa voix. Plus elle est mauvaise, plus elle trahit ; trop bonne, elle devient fardeau. Courte ou longue, rarement vierge, elle est techniquement vive et il faut régulièrement la rafraîchir. Quand elle présente un trou, elle provoque un blanc. Et, même gravée, elle peut s’effacer. Cet objet d’étude fascinant est avant tout une activité biologique et psychique, mais aussi une prouesse technologique. De fait, de la psychologie sociale aux neurosciences en passant par l’ingénierie informatique de l’intelligence artificielle, de nombreuses disciplines concourent à la capturer. Car, inéluctablement, elle se perd. La mémoire.…

“Dans les moments de grande tension, l’esprit se fixe sur un détail sans importance dont on se souvient parfaitement bien longtemps après, comme si l’anxiété nous l’avait à jamais gravé dans le cerveau” Agatha Christie, ROMANCIÈRE (1890-1976) “Le plus dur pour les hommes politiques, c’est d’avoir la mémoire qu’il faut pour se souvenir de ce qu’il ne faut pas dire”Coluche, HUMORISTE (1944-1986) “Le processus d’apprentissage continue jusqu’au jour de votre décès”Kirk Douglas, ACTEUR (1916-2020) “Hanté par le passé, pressé d’avoir Alzheimer”Orelsan, CHANTEUR (ZONE, 2017) “Le bonheur, c’est d’avoir une bonne santé et une mauvaise mémoire” Ingrid Bergman, ACTRICE (1915-1982) “Il faut savoir qu’à chacun de nos souvenirs correspond un noyau émotionnel, et quand on détruit ce noyau, cela entraîne la détérioration du souvenir”Dr Howard Mierzwiak, PERSONNAGE DE FICTION (ETERNAL SUNSHINE…

SVHS : Comment pourrait-on définir la mémoire ? Francis Eustache : C’est un concept complexe, mais on peut en donner une définition simple : il s’agit d’une fonction cérébrale qui permet l’enregistrement de nouvelles informations, leur conservation et leur restitution à un moment opportun. SVHS : Dans la préface de votre livre Les Nouveaux Chemins de la mémoire (éd. Le Pommier, 2020), EndelTulving, professeur émérite à l’université deToronto (Canada), qualifie cette faculté de “merveille de la nature”. En quoi est-elle si formidable ? F. E. : La mémoire est extraordinaire en raison – entre autres choses – de ses performances impressionnantes et de la complexité de son fonctionnement. Par exemple, elle permet d’enregistrer des informations très diverses : ce que l’on a fait la veille, les tables de multiplication, les Fables de La…

LA MÉMOIRE PERCEPTIVE Dès la vie fœtale, en fonction des sens La mémoire perceptive est liée aux perceptions sensorielles ; son développement dépend donc de celui des sens. Si, dans le ventre de sa mère, le fœtus ne voit rien, son système auditif devient fonctionnel vers la 25e semaine de grossesse, ce qui lui permet de mémoriser certaines informations. Ainsi le nouveau-né préfèret-il écouter le son de la voix de sa mère, qu’il a entendue quand il était dans son ventre, plutôt que celui d’inconnus. Même chose pour le goût, qui se développe lui aussi pendant la vie utérine. En 2000, l’équipe de Benoist Schaal, chercheur à l’Inra de Tours, a montré que les bébés dont les mères avaient mangé de l’anis durant leur grossesse gardaient, dans les jours qui suivaient leur…

Quelle que soit la nature de votre tout premier souvenir, il y a peu de chance que celui‑ci soit antérieur à votre deuxième anniversaire. Cette absence de souvenirs avant 2 ans, puis la relative pauvreté des souvenirs entre 2 et 6 ans, c’est ce que les spécialistes de la mémoire appellent amnésie infantile. Et si cette amnésie est universelle – nous avons tous tout oublié de nos premières années de vie –, elle n’en intrigue pas moins psychanalystes et psychologues depuis plus d’un siècle. Ainsi Sigmund Freud parlait‑il de “singulière énigme”… qu’il se proposait de résoudre par une hypothèse toute freudienne : selon le père de la psychanalyse, ces souvenirs de la prime enfance, trop marqués émotionnellement par une problématique œdipienne et incestueuse, ont été refoulés. Depuis, d’autres hypothèses, issues…

En 1879, Hermann Ebbinghaus, pionnier de la psychologie expérimentale de l’apprentissage, fonde à Berlin un laboratoire de test psychologique et commence des études sur la mémoire. Il met en place des paradigmes expérimentaux rigides. Il décide d’apprendre, dans un environnement isolé, des séries de listes de syllabes sans signification de type consonne voyelle consonne, comme “cob”, “vut”, “cos”, “tal”. Le chercheur établit alors la première courbe de l’oubli. Et nombre de ses conclusions posent les bases de la recherche sur la mémoire. Oui, mais voilà, ses protocoles expérimentaux stricts ne prennent pas en compte une composante capitale de la mémorisation : l’émotion. Quand on l’interroge sur le lien entre mémoire et émotion, Francis Eustache, chercheur français en neuropsychologie spécialiste de la mémoire, est très ferme : “Les émotions sont nécessaires au fonctionnement…